Nombre d’entre elles commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an de relation et font l’amour sans en avoir envie. La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette explique comment il faudrait renoncer au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple.

LE SEXE SELON MAÏA

Faites-vous partie de ces couples qui ont toujours envie de faire l’amour, même après trente ans de vie commune, exactement au même moment ? Si la réponse est oui, vous êtes certainement un personnage de cinéma (si vous êtes Daniel Craig dans James Bond, écrivez-moi). Selon la dernière enquête Ifop/Charles.co, publiée en avril, 62 % des femmes et 51 % des hommes ont parfois la libido dans les choux. Conséquence logique : 63 % des femmes et 44 % des hommes ont déjà fait l’amour sans en avoir envie.

Les femmes sont en effet les premières concernées par les rapports non désirés, un phénomène sur lequel le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est penché dans son dernier essai, Pas envie ce soir, publié la semaine dernière aux éditions Les Liens qui libèrent. La parole est donnée à ces « décrocheuses » du désir… et, bien sûr, aux hommes qui les accompagnent.

Pourquoi mettre les femmes en première ligne d’un problème qui parfois touche les hommes ? Parce que la dégringolade de la libido féminine est à la fois plus fréquente et plus brutale. Le sociologue est ici soutenu par la recherche académique, qui révèle que de nombreuses femmes commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an. Leur libido n’est pas plus faible (comme le démontrent les premiers mois d’une relation), mais elle est plus irrégulière (ce que nous considérons comme un désir « normal » est calqué sur une norme masculine).

Comment expliquer cette irrégularité, sans forcément tomber dans le discours tout-hormonal ? (Rappelons que les hommes aussi ont des hormones.) Jean-Claude Kaufmann propose plusieurs pistes.

Des hommes rétifs à se mettre en situation de séduction

Tout d’abord, il observe que la perte de désir accompagne souvent l’entrée dans la conjugalité et la routine, car culturellement, nous n’investissons pas le domestique de la même manière. Les hommes recherchent à la maison le réconfort… et le moindre effort. Chez les femmes, à l’inverse, le foyer rime avec des attentes élevées. Quand la logistique devient un enchaînement de gestes automatiques, dénués de surprise et de fantaisie, elles se retrouvent émotionnellement sur le carreau, ce qui inspire au sociologue une belle formule : « Les femmes sont des fondatrices, pas des gestionnaires. »

On ne s’étonnera donc pas que le désir féminin soit enflammé par les débuts de relation, forcément plus mouvementés. Cette propension à l’aventure a même pu faire dire à certains chercheurs que les femmes n’étaient pas faites pour la monogamie (et que si le patriarcat occidental favorise cette monogamie, c’est parce qu’elle garantit aux hommes un « minimum sexuel »).

Par ailleurs, la domesticité joue contre les femmes en général : après une double ou triple journée de travail, ces dernières ont besoin de repos plutôt que de sexe. D’autant que les modalités de la sexualité conjugale consistent souvent à continuer le travail de care (le soin à autrui) ! Kaufmann rappelle que moins les hommes contribuent aux tâches domestiques, plus les femmes sont nombreuses à déclarer que c’est eux qui ont envie. Leur tête est en effet trop remplie pour que leur corps soit disponible. Saupoudrez cette situation de grossesses, d’allaitement et de soins aux enfants, et l’imaginaire érotique n’a plus aucune place pour se construire.

Mais outre les conditions pratiques, ce sont aussi les conditions charnelles qui manquent. Le désir visuel des femmes est rarement stimulé. On observe même un paradoxe : les hommes auraient « trop » de désir et pourtant les femmes font des efforts pour se rendre attirantes, alors que les femmes « manqueraient » de désir… et pourtant une majorité d’hommes résistent toujours à l’idée de se mettre en situation de séduction, sauf de manière très homéopathique. On marche sur la tête !

Peu éduquées à dire non

Cette dissymétrie étant posée, reste à voir quelles conséquences pratiques elle entraîne. S’il suffisait de dire « pas ce soir » ou « reparlons-en dans quatre ans », il n’y aurait pas de problème. Mais la double révolution sexuelle et féministe enjoint aux femmes de désirer autant que les hommes, sous peine de passer pour des coincées. Et là, c’est la double peine : honteuses de ne pas ressentir le désir attendu, peu éduquées à dire non, menacées parfois, les femmes optent pour des signaux « faibles », relevant du refus autant que de l’indécision : gestes de recul, passivité, silence, bâillement, évitement… Pour Kaufmann, « le message que les femmes envoient est davantage celui d’un manque d’enthousiasme que d’un refus caractérisé. Il revient donc à l’homme de trancher pour savoir s’il doit ou non insister un peu. Nous sommes au plus près de la zone grise, où les repères se trouvent à tâtons ».

Ce brouillage produit des situations déconcertantes (les articles vous suggérant de « décrypter » le désir féminin, alors qu’il vaudrait mieux apprendre à décrypter le non-désir féminin), mais aussi des comportements dramatiques, qui peuvent aboutir au viol conjugal : le livre décrit des assauts perpétrés pendant le sommeil, des épouses qui ignorent qu’un mari peut violer, des hommes qui pensent sincèrement que leur envie est plus importante que la non-envie de leur partenaire, etc. La norme de la chambre partagée empire le problème, puisqu’elle rend le corps des femmes constamment disponible.

Ce qui nous amène au point suivant : face au risque d’incompréhension ou d’agression, pourquoi dire oui « quand même », pourquoi ne pas partir ? Les raisons sont multiples : par peur de décevoir ou d’être agressée, par habitude, pour échapper à la pression et aux reproches, parce qu’exprimer son non-consentement est compliqué à cause de sa culture ou de ses traumatismes… mais surtout parce que « c’est comme ça ».

Arriver à une égalité de satisfaction

Ce fatalisme (« les rapports sont le prix à payer pour rester en couple ») se fonde sur ce que Kaufmann qualifie de « mythe fondateur » contemporain : « Si le sexe va bien, alors le couple va bien. » Dans ce paradigme, le rapport sexuel fait office de rituel qui illustre le lien conjugal. Ce rituel serait surinvesti par les hommes mais progressivement désinvesti par les femmes – parce que ces dernières réactivent leur conjugalité par des rituels plus nombreux et complexes (comme la densification de l’univers domestique et familial).

C’est là qu’un engrenage désolant se met en place. Côté femmes, on culpabilise – d’autant que les premiers mois de la relation ont créé une norme de fréquence intenable sur la durée : si on se compare avec les tout débuts, on perd à tous les coups. Il « faut » donc se forcer. Mais le mille-feuille d’injonctions ne pousse pas qu’à feindre le désir : il faut aussi feindre le plaisir ! Car selon nos représentations : 1) un couple amoureux doit avoir envie ; 2) une femme libérée doit avoir envie… et 3) une femme libérée doit prendre du plaisir. Celles qui ne rentrent pas dans ce modèle se taisent, persuadées d’être seules au monde. Les plus motivées érotisent carrément leur manque de désir : l’homme insiste, la femme résiste, l’homme jouit, la femme accepte que ça fasse un peu mal, tout est formidable (pour l’utopie, on repassera).

Côté hommes, on se sent tout aussi coupable. Le devoir de performance conduit à redouter de décevoir l’autre : en n’en faisant pas assez, au début… ou en en faisant trop, par la suite. Quand le désir de la partenaire disparaît, les pires incertitudes réapparaissent : « Si elle n’a plus envie, c’est qu’elle n’est pas satisfaite, je suis un mauvais amant. »

Comment sortir de l’ornière ? Pour Jean-Claude Kaufmann, il est urgent de faire évoluer nos mythes de couple : quand une norme sociétale dominante est en contradiction flagrante avec les faits, les normes doivent changer, pas les gens !

Concrètement, il faudrait renoncer non seulement au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple, mais aussi à l’idée d’un désir parfaitement égalitaire. Tant que nous resterons attachés à ce socle culturel, certaines femmes se sentiront obligées de se sacrifier, et certains hommes trouveront des excuses pour mettre leurs partenaires sous pression – alors même que d’autres protocoles pourraient permettre de mieux cohabiter.

Nous voilà placés face à un défi aussi ambitieux qu’indispensable : parce que la théorie doit s’effacer devant la pratique, notre culture sexuelle doit passer d’une égalité de désir à une égalité de satisfaction. Tout un programme.

Maia Mazaurette


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