Des réactions physiques communément associées à des manifestations de plaisir peuvent parfois survenir lors d’un rapport sexuel non consenti.
« On peut jouir lors d’un viol. » Prononcée début janvier par Brigitte Lahaie, cette phrase – après les sorties de Catherine Millet exprimant son regret de ne pas avoir été violée et sa compassion pour les frotteurs du métro – de l’une des 100 signataires de « la tribune de Deneuve » fut celle de trop, dans un contexte de vif débat sur les violences sexuelles et le consentement.
Est-il encore nécessaire de le (re)dire ? En aucun cas, les violences sexuelles ne peuvent être associées au plaisir ou à la jouissance. Chercheuse indépendante et spécialiste des questions de sexe et de genre, Odile Fillod rappelle :
« Jouir, c’est éprouver de la joie, du plaisir : un état de bien-être physique et moral. Dans le domaine de la sexualité, en particulier, ce verbe signifie ‘éprouver le plaisir sexuel jusqu’à son aboutissement’. »
A la suite de ses propos, Brigitte Lahaie a présenté ses excuses. Mais elle a estimé que ceux-ci révélaient « malheureusement une vérité ». Est-ce vraiment le cas ? De quelle « vérité » parle-t-elle ?
« Mon sexe était humide alors que je ne le voulais pas »
Quand elles subissent une agression sexuelle ou un viol, les victimes peuvent être en état de sidération, de dissociation, se sentir comme si leur corps s’absentait, ne pas « réussir » à crier…
En écumant les forums en ligne, on tombe sur le témoignage de cette femme, s’interrogeant :
« Je me suis fait violer il y a quelques jours. Mon sexe était humide alors que je ne le voulais pas et n’ai pourtant eu aucun plaisir. Je culpabilise et voudrais savoir si c’est arrivé à quelqu’un d’autre. »
Ou de cette autre, qui se confie « sur cette question qui [la] turlupine depuis pas mal de temps ». Une question « gênante » :
« Mon corps, lors de deux v….., a réagi
Je veux dire par là qu’il y a eu un signe d’excitation de la part de mon corps alors que je ne voulais pas ces actes, ces moments…
Est-ce normal ? Est-ce que ça veut dire qu’au fond de moi en fait je voulais ça ?
Je suis perdue… »Quelles sont les manifestions physiologiques que ces victimes disent avoir ressenties ? Comment s’expliquent-elles ? Et quels mots faut-il poser sur ce qui leur apparaît comme une troublante trahison de leur corps ?
La lubrification, mécanisme de protection
La gynécologue et endocrinologue Violaine Guérin, présidente de l’association Stop aux violences sexuelles, explique :
« Le corps réagit à des stimulations mécaniques. Un certain nombre de nos réflexes ne passent pas par le contrôle du cerveau : ce sont des systèmes d’alerte très instinctuels.
Ainsi, la lubrification vaginale est un événement réflexe qui se produit pour atténuer le traumatisme. »Dans un article très complet sur la question, publié dans le magazine scientifique « Popular Science » en 2013, la journaliste américaine Jenny Morber écrivait :
« Des expériences récentes suggèrent que la lubrification vaginale chez les femmes peut être une réponse adaptative conçue pour réduire les blessures dues à la pénétration. Le corps ne ressent pas de plaisir – il essaie de se protéger. »
Cette thèse est défendue par les chercheurs Kelly Suschinsky et Martin Lalumière, dans une étude parue en 2011. Contactée par mail, la chercheuse américaine complète :
« Au cours de notre histoire (par exemple, il y a des millions d’années), nos ancêtres étaient souvent victimes d’agression sexuelle. A cause de cette histoire, les femmes auraient développé un moyen de se protéger d’être blessées pendant les rapports sexuels. »
La chercheuse Odile Fillod insiste elle aussi :
« Un homme peut avoir une érection lors d’un viol de la même manière qu’une femme peut ‘mouiller’ lors d’un viol sans que cette érection ou cette lubrification signifie le moins du monde qu’il ou elle est désirant(e). »
« J’ai eu un genre d’orgasme »
Parfois, la victime peut aller jusqu’à éprouver des « sensations physiques de plus en plus intenses conduisant à l’apogée – un orgasme », poursuivait la journaliste Jenny Morber.
C’est ce qui est arrivé à Sabine*, violée une première fois lorsqu’elle avait 30 ans. Comme plus de 80% des victimes, la jeune femme connaissait son agresseur. Dans un coin de l’entreprise où ils travaillaient ensemble, son meilleur ami a introduit deux doigts dans son vagin.
« J’ai dit ‘non’ à plusieurs reprises, mais il n’a pas arrêté. »
Son corps a réagi d’une façon à laquelle elle ne s’attendait pas. Comme « une ampoule » se serait « allumée » après qu’on a appuyé sur un interrupteur, décrit au téléphone cette femme de 38 ans.
« Ma tête hurlait ‘non’, mais mon sexe était trempé. J’ai eu un genre d’orgasme, très fort. Une sorte de plaisir sale et coupable que je ne voulais pas. Mais ce n’était pas un moment de plaisir, c’était physiologique. »
Quand on évoque auprès de la gynécologue Violaine Guérin la possibilité d’un orgasme lors d’un rapport non consenti et/ou forcé, elle répond d’emblée :
« Il faut se méfier de ce que l’on met sous le mot ‘orgasme’. La sémantique en matière de violences sexuelles est extrêmement importante. »
Dans une tribune publiée à la suite des propos de Brigitte Lahaie, la présidente de Stop aux violences sexuelles précisait d’ailleurs :
« Des spasmes de contraction pour éviter une pénétration peuvent être confondus ou assimilés à ce que d’aucuns peuvent décrire sur le papier comme des sensations orgasmiques. »
Car pour Violaine Guérin, la notion d’orgasme renvoie d’abord à « la dimension d’une vibration commune ». Soit un phénomène à l’opposé du viol et de « son énergie meurtrière ».
Le choix des mots
En travaillant sur la question, on se rend vite compte que toute sa complexité réside dans la difficulté à trouver les mots justes pour décrire ces réactions intimes du corps. Et surtout, à s’accorder sur leur usage.
Il n’existe, par exemple, pas de consensus réel sur la définition d’un orgasme. Lorsqu’elles parlent de ces sensations qui semblent leur avoir échappé, les victimes elles-mêmes disent parfois « j’ai joui », « j’ai eu un orgasme »… En revanche, elles ne disent jamais avoir pris du plaisir ou éprouvé un bien-être.
Pour éviter toute confusion, Odile Fillod, qui travaille sur la littérature scientifique consacrée à la biologie du sexe et à la sexualité, souligne qu’il est essentiel de distinguer l’excitation (physiologique) du désir (mental), tout comme l’orgasme (physiologique) de la jouissance (mentale).
Et de définir :
« L’orgasme est un phénomène physiologique qui s’accompagne habituellement, mais non nécessairement, d’un plaisir intense suivi d’une sensation de bien-être. »
Celui-ci se caractérise par « une série de contractions régulières de certains muscles du périnée, espacées d’un peu moins d’une seconde, durant quelques secondes ». La chercheuse complète :
« Il existe des nerfs sensitifs qui partent de la région génitale et qui communiquent sans passer par l’intermédiaire du cerveau avec les nerfs moteurs qui commandent la contraction des muscles du périnée. »
Autrement dit, une stimulation mécanique des organes génitaux peut déclencher un orgasme sans aucune participation du cerveau.
On peut d’ailleurs en avoir un en dormant ou malgré des lésions de la moelle épinière, rappellent les chercheurs Roy J. Levin et Willy Van Berlo dans une étude majeure publiée en 2004.
Un sentiment de honte
La chercheuse Odile Fillod poursuit :
« Le problème, c’est que les personnes qui ressentent un orgasme lors d’un viol ne comprennent pas ce phénomène, ce qui peut les amener à douter d’elles-mêmes et créer un sentiment de honte. On peut aisément concevoir que psychologiquement, le viol est alors plus délétère. »
Pour Sabine, qui a été violée à deux reprises, le viol avec orgasme fut « le plus dur à vivre ». Si elle en parle aujourd’hui librement, elle a mis près de quatre ans à sortir de son silence.
« C’est resté gravé dans mon sexe des années, cette histoire. »
Profondément perturbée d’avoir ressenti un orgasme, « malgré [elle] ».
« Quelqu’un prend le pouvoir sur vous, sur votre sexe, alors que vous pensiez l’avoir dans votre esprit. Tout s’oppose à cet orgasme, mais votre sexe réagit malgré vous. C’est une humiliation suprême. »
Comme Sabine, au moins 4 à 5% des femmes victimes de violences sexuelles auraient eu un orgasme, estiment Levin et Van Berlo.
Un chiffre sous-estimé qui peut être dû « à l’embarras ou à la honte de donner une réponse positive », selon les deux scientifiques. Dans leur étude, ils notent que les victimes ayant été confrontées à ces réactions déroutantes disent souvent :
« Mon corps m’a laissé tomber. »
« J’ai fucking joui. Mais c’était pas agréable »
Agée de 33 ans, Marie, elle, parle de ce corps qui « l’a trahie ». En août 2016, cette auteure québécoise a publié sur le site Medium un texte sobrement intitulé « J’ai eu ». Un texte courageux, où elle raconte l’orgasme qu’elle a eu pendant son viol.
C’était il y a six ans, un soir d’été, dans une rue du quartier Hochelaga de Montréal. Il était environ 20 heures, lorsqu’un homme l’a empoignée par l’arrière. Une menace glissée à l’oreille, un couteau sous la gorge. Il la repousse contre le mur d’un coin sombre et relève sa robe.
« Je n’ai pas crié. Je ne pensais qu’à rester en vie. Et j’ai eu un orgasme. Je me suis dit : ‘C’est quoi ce truc-là ? Comment ça peut arriver ?' »
Dans son texte, elle le dit ainsi :
« Ben, j’ai quand même fucking joui. Mais cette fois-là, c’était pas agréable. C’est humiliant, on va se le dire. J’me suis sentie humiliée, et mess up, et sale. Et tout simplement horrible. C’était pas un fantasme devenu réalité. C’était pas bon. C’était pas hot. »
Après, Marie s’est murée dans le silence. « J’ai fait semblant que ce n’était pas arrivé », nous glisse-t-elle. Avec ce sentiment de porter en elle une culpabilité accrue.
« Est-ce que je l’ai cherché ? Est-ce qu’il y a une partie de moi qui a aimé ça ? Le viol, en soi, c’est déjà un poids très lourd à porter. D’avoir en plus cet élément qui rend tout ambigu… J’avais énormément honte. »
Pour comprendre ce qu’il s’était passé en elle, la jeune femme a fait des recherches, a rencontré d’autres victimes…
« Juste une salope qui ne s’assume pas »
Après avoir publié son histoire, Marie a reçu des remerciements – « enfin, quelqu’un en parle » –, mais aussi des messages de haine, de la part de femmes notamment. Comme si l’orgasme vécu signifiait qu’elle était peut-être, finalement, d’accord… « On me disait, qu’au fond, je devais me sentir désirée, que je réalisais une forme de fantasme sexuel », se souvient-elle.
Traduire par : « au fond », les femmes disent « non », mais pensent « oui ». Des propos baignés (tout comme nos sexualités et nos imaginaires fantasmagoriques peuvent l’être) dans la culture du viol. Sur ce point, la blogueuse féministe Crêpe Georgette écrit :
« Toutes nos pratiques culturelles sont imprégnées et ce, depuis des siècles, par l’idée que les violences sexuelles sont érotiques, séduisantes, excitantes et que le non-consentement féminin, en plus de n’avoir pas grande importance, est excitant. »
En 2016, une enquête consacrée aux stéréotypes sur le viol révélait d’ailleurs que 21% des Français étaient d’accord avec l’idée que les femmes pouvaient prendre du plaisir à être forcées lors d’une relation sexuelle.
« Il n’y a pas eu de viol, juste une salope qui ne s’assume pas et qu’il a suffi de savoir convaincre », écrit Virginie Despentes dans son essai « King Kong Théorie », où elle revient longuement sur le viol dont elle a été victime à 17 ans et ses conséquences. Au sujet du fantasme du viol, elle analyse :
« C’est un dispositif culturel prégnant et précis qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance, c’est-à-dire de la supériorité de l’autre, autant qu’à jouir contre son gré, plutôt que comme des salopes qui aiment le sexe. »
Et l’auteure, qui a pu être sensible à ce fantasme sexuel, de souligner son sentiment de culpabilité : « Puisque je l’ai souvent fantasmé, je suis co-responsable de mon agression. »
Mais voilà, le fantasme du viol reste un fantasme, une représentation imaginaire. Et celui ou celle qui se fantasme victime d’une agression met en scène des images : il ne perd en aucun cas le contrôle de la situation, au contraire. Un rapport sexuel non consenti est un viol.
« Ça les empêche de guérir »
Chez les auteurs de crimes sexuels, culpabiliser les victimes avec leur soi-disant « plaisir » (« t’as mouillé », « t’as aimé »…) reste « un classique », indique Violaine Guérin. Un moyen supplémentaire d’accroître leur emprise et d’inverser la culpabilité. Sur internet, une adolescente de 16 ans rapporte les mots de son agresseur :
« Il m’a touché le clitoris en me disant qu’il ‘faut que tu mouilles bien pour que tu prennes encore plus de plaisir avec moi, ma chérie !' »
Elle poursuit :
« Le problème, c’est que ce connard a réussi à me faire jouir (ce qui me fait me poser plein de questions… j’ai l’impression que c’est de ma faute à cause de ça !!).
Je me sens sale et honteuse d’avoir joui alors que je me faisais violer ! »
Pour la chercheuse Odile Fillod, il est, de ce fait, impératif d’enseigner une meilleure connaissance du corps et d’apprendre à distinguer des réactions purement physiologiques de l’idée de plaisir et de désir.
Aux lendemains des propos de Brigitte Lahaie, les mots de Marie (la trentenaire québécoise) ont de nouveau beaucoup circulé sur les réseaux sociaux.
Si la jeune femme a accepté de nous répondre sur ce sujet encore douloureux, c’est parce qu’il demeure « très important d’en parler » :
« Avoir eu un orgasme ne change rien à qui tu es. En fait, il n’y a pas de plaisir. C’est juste une réaction physique.
Il ne faut pas garder cela en soi : ce n’est pas une raison d’avoir honte ou de se cacher. Cela ne fait pas de nous des personnes ‘dépravées’. Et surtout, cela ne change rien au fait que c’est un viol. »
Un crime, donc.
*Le prénom a été modifié